C’est bien fait pour toi !

le 13/01/2010 à 10h 35min 33s
Je suis allé voir ce dimanche un autre film d’Eric Khoo : 12 Storeys.
Un jeune homme saute du haut d’un immeuble, une fois mort, son esprit erre dans l’appartement de ses voisins. Il les observe dans leur intimité et découvre, derrière l’artificiel de la propreté apparente, l’horreur, l’échec, l’impuissance, l’incompréhension et la frustration qui sont le lot quotidien des habitants du bloc…

Je ne veux pas m’appesantir sur la structure globale du film (il faut vraiment le voir), mais juste parler d’une scène en particulier : un couple dans la trentaine partage un modeste appartement. La femme d’origine chinoise a été ramenée à Singapour par Ah Gu qui lui a promis une meilleure condition de vie si elle acceptait de le suivre.

12 Storeys Soundtrack

Mais, une fois arrivé à Singapour le mari s’avère ne pas être le gentleman promis, il n’est ni l’homme d’affaire important ni le possesseur de belles voitures qu’il prétendait être…
Au contraire, c’est un homme plutôt maladroit, pas très malin, manquant complètement de raffinement et de manières et qui dégoûte sa femme.
Toutefois malgré tous ses défauts il se montre quand même à certains moments vraiment très touchant.
Il a une particularité physique dont sa femme se moque: ses dents de devant ressortent. Lui est fou amoureux d’elle. Tellement qu’il lui pardonne tout. Et malgré les doutes que l’on peut éprouver sur la qualité des sentiments qu’il manifeste envers elle (n’est-ce pas simplement une attirance sexuelle?), il faut avouer qu’il est difficile de ne pas être touché par la passion brutale avec laquelle il les exprime dans les moments de crise.

La femme, de son côté, n’attend qu’une chose, recevoir les papiers attestant de sa nouvelle citoyenneté pour le quitter.
Il y a un vrai déséquilibre dans ce qu’ils éprouvent l’un envers l’autre et ce déséquilibre cause de violentes disputes où le mari finit toujours pas céder.
La scène dont je veux vous parler est justement l’une de ses disputes.

Cela commence ainsi : Ah Gu découvre, sur le répondeur de sa femme, plusieurs messages prouvant que sa femme entretient une liaison avec un (même plusieurs, je ne suis pas sûr) amant(s). Les messages sont des on ne peut plus explicites : les hommes qui y parlent vantent les performances sexuelles de la femme d’Ah Gu.

Pendant qu'il écoute, on ne peut s'empêcher d'imaginer quelle va être sa réaction dès qu'il posera le télélphone: courroucé, il va sans doute mettre toutes les affaires de sa femme dans une valise et la laisser devant la porte, ou alors furieux, il va jeter le téléphone de toutes ses forces contre le sol, ou bien encore il va se mettre à crier de toutes ses forces avant d'insulter sa femme de tous les noms… Ou n'importe quelle autre réaction de révolte...
Mais non! Il ne va rien se passer.
La femme revient, reprend le téléphone des mains de son mari, il s'apprête à ouvrir la bouche, elle lui cloue le bec et s’en retourne faire les boutiques.

12 Storeys

Elle ne revient qu’une douzaine d’heures plus tard.
Ah Gu craque, il s’emporte et reproche à sa femme son comportement : il était question de rentrer tôt pour dîner avec les parents !
Le ton monte, presque immédiatement la femme prend le dessus. Là voilà qui domine la discussion.
Ah Gu, désespéré, dans un ultime élan, lance à sa femme qu’il sait tout à propos de ses amants.

Le temps s'arrête, il y a glissement. Toute la mécanique du film semble d'un coup s'ébrouer pour faire ressortir des profondeurs une lourdeur sublime.

Ce moment précis me fascine, il est à mon avis symptomatique d'un quelque chose d’essentiel dans le cinéma de Khoo : dans n’importe quel autre film, le mari se serait rebellé mais là nous allons nous retrouver face à un retournement terrible. Tragique.
Car la femme ne va non seulement pas se laisser faire, mais va en plus accabler son mari (et pas forcément à tort d’ailleurs) jusqu’à le forcer à se mettre à genou devant elle pour la supplier de rester.

On se rappelle, alors, le coup de téléphone du mari, juste un peu plus tôt, à cause de la remarque de la femme, l'homme qui cherche quelqu'un capable de lui arracher les dents, non ne surtout pas avouer que sa femme ne les aime pas, est-ce que c’est mortel, non je plaisante…

Face à ce couronnement de l'injustice, on sent soudain son coeur se serrer.

Chez Khoo, les relations entre humains, quand il s’agit de « un contre un », c'est à dire quand nous sommes au niveau de l’intime, sont toujours soumises aux lois du pouvoir , elles ne relèvent en rien de la justice et de l’équité,du sentiment et de l'amour, mais seulement de jeux d’influences et de puissance.
Le mari échoue à exprimer sa colère, à se défendre de l’injustice qui le frappe et cet échec est d’autant plus terrible qu’il est justement ce qui le rend louable aux yeux du spectateur.
Nous voilà tout à coup très proches du cinéma de Von Trier et de Tarkovski.
Avec L.V.T, nous assistons constamment à la destruction/anéantissement de l’innocence par la communauté, la société, mais dans ses films, le personnage se débat tout au long de l'intrigue contre cette mise en réseau des individus qui le dépasse et l’écrase (voir Breaking the Waves, Dogville ou Dancer in the dark), avec Tarkovski, c’est la fragilité humaine qui est mise en avant comme ce qui caractérise justement son humanité: la fragilité est mystérieuse mais belle et efficace (Stalker).
Avec E. Khoo c’est l’incapacité de l’individu à se défendre contre un autre qui lui donne toute son épaisseur ; le réalisateur va chercher dans les replis défensifs de ses personnages, au plus profond d’eux même, une narration exigeante, singulière et particulièrement touchante.
Le bourreau se voit conforter bourreau à mesure que sa victime l’excuse de sa cruauté !

Be With Me

On retrouve ce même trait dans Be With me avec l’histoire d’amour entre les deux jeunes filles. Souvenons-nous de ce moment où l’amoureuse envoie un message à son amie pour lui demander ce qu’elle fait, elle se tient devant la vitrine du glacier où se trouve justement cette amie, elle (l’amie) est en train de flirter avec un garçon et ne sait pas que l’amoureuse la regarde: l’amie s’aperçoit qu’elle a reçu un message, le lit, plus de sourire, temps d’hésitation, puis répond « je suis au cinéma ». Coupure.
Lorsque nous retrouvons l’amoureuse, ce n’est pas lors d’une dispute avec son amie, mais toute seule face à son portable en train de demander pourquoi l’amie ne veut plus lui parler ! Mais quelle horreur. L’amour n’est en aucun cas récompensé.
Et E.Khoo de glisser cette magnifique citation : « saddly sometimes even true love can be broken
yet it does not mean the world is ending ».

Mais c’est qu’à force de ne jamais se battre, à force de prendre le malheur comme fatalité, on en finit par perdre tout espoir.
Je ne peux pas m’empêcher de me révolter intérieurement contre toute cette tristesse qui ressort, elle me rappelle sans cesse certains passages des romans de Shan Sa, Ya Ding, Dai Sijie ou François Cheng, et j’y vois une très belle mise en perspective du « wu wei » du dao.
Mais je ne crois pas pour autant que ce « non agir » signifie qu’il faille jamais ne rien faire, ne jamais chercher à combattre (après tout, dans le Zhuang Tseu l’arbre inutile est lui aussi coupé !), je crois plutôt qu’il nous dit, et j'affirme ici l'imperfection de ma subjectivité, de ne pas aller contre l’ordre naturel des choses, car je crois avec avidité que l’injustice est loin d’être ce naturel alors que l’amour seul à l'intelligence nécessaire pour en tout cas y ressembler. Et je me dis et sans doute est-ce parce que c’est ce que j’ai envie d’y voir, qu’après tout, on peut certainement prendre le cinéma d’Eric Khoo, non pas simplement comme un éloge de la faiblesse, mais aussi, comme un processus cathartique (« je vois une injustice si flagrante que je ne peux pas ne pas m’y opposer ») nous libérant de nos doutes vis-à-vis de l’horreur causée par la passivité et l’injustice, comme un redoutable exutoire contre la cruauté !


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