Ceux qui se réveillent au milieu de la nuit pensent que le monde manque de lumière.
Il s'était très vite attaché au présent si bien qu'il lui consacrait la plupart de son temps.
Au début, il se plaisait surtout à revivre les moments les plus heureux : quand il était fier, courageux et fort. Mais très vite (ces moments n'étant finalement pas si nombreux) il commença par se sentir écœuré et préféra passer à des souvenirs plus tristes.
Mais là encore, il s'épuisa rapidement et finit par sombrer dans une mélancolie ennuyeuse qui le conduisit à se rabattre sur des non-moments : toutes ces scènes anodines infiniment plus nombreuses qui remplissaient en creux son existence.
Ainsi, l'homme décida de mettre de côté le miroir : se concentrer uniquement sur hier n'apportait rien de bon, le monde des reflets n'est qu'un univers hermétique, source d'une nostalgie encombrante, l'évocation d'un monde rêvé qui ne serait jamais plus atteint.
Il se résolut donc à délaisser un peu le passé pour ne plus s'occuper que du présent et de l'avenir.
Or un beau jour, un vieil homme lui raconta une étrange histoire : le miroir ne permettait pas, selon lui, de seulement rejouer les souvenirs, il avait aussi l'incroyable faculté de dire, enfin plutôt de montrer l'avenir.
Il suffisait pour cela de retenir sa respiration en regardant le miroir. Le plus longtemps, on arrêtait de respirer, le plus loin on pouvait se projeter dans le futur.
Il suffisait pour cela de retenir sa respiration en regardant le miroir. Le plus longtemps, on arrêtait de respirer, le plus loin on pouvait se projeter dans le futur.
Mais là encore, il était impossible d'influer sur le reflet. On ne pouvait que suivre le déroulement des évènements, la frontière avec le monde réfléchi demeurait imperméable.
A peine ces paroles prononcées, l'ancien amant de la princesse ne fit qu'un bon, il s'empressa de chasser tout le monde hors de sa chambre et vint se poser devant le miroir en retenant son souffle.
Le vieillard avait raison, l'image se formait qui le montrait en train de serrer la main à l'ami qu'il rencontrerait le lendemain.
Ainsi, il était donc possible d'anticiper son propre futur?
Cette fois-ci, le miroir ne faisait plus seulement de lui un observateur, il était désormais capable d'affecter le cours des choses à contretemps.
Certes le reflet demeurait insaisissable, mais les informations qu'il véhiculait permettraient d'atteindre des objectifs qui seraient eux extrêmement palpables.
En connaissant l'avenir, il pouvait manipuler le présent.
Du moins, était-il tenté de le penser... Il restait encore à la vérifier.
Le goût que les puissants entretiennent envers la démesure est une faiblesse qui les conduit souvent à leur propre déclin. Comment ne pas se méfier quand il est question d'altérer le destin?
Dans les mythes, la fatalité s'abat toujours sur l'orgueilleux qui a voulu défier les dieux.
Du moins, était-il tenté de le penser... Il restait encore à la vérifier.
Le possesseur du miroir décida de se livrer à un simple test.
Il partirait le soir-même dans la ville la plus proche pour éviter son ami. Si jamais ce dernier ne venait pas lui serrer la main comme le miroir l'avait prédit, il saurait alors qu'il est possible de changer le futur.
Il mit ainsi son plan à exécution et le jour passa sans qu'il vit son compagnon.
Le cours du temps avait donc été altéré !?
Etait-ce réellement si simple? Après tout, il était tout à fait possible que le miroir n'indique pas vraiment le futur, seulement une scène imaginaire, probable.
Il procéda alors à un autre test : puisque le miroir prédisait qu'il serait en train de discuter en souriant au bord d'un lac avec ce même ami le lendemain, il décida de passer sa journée sans rien en changer, comme s'il n'avait pas regardé dans le miroir.
L'enchaînement des occupations fit que, de manière assez inattendue, il rencontra bien son ami au bord du lac, et qu'à plusieurs moments de la conversation il se mit à sourire...
Pendant les jours qui suivirent, il se livra à de nombreuses vérifications : si l'on changeait une situation, ne se reproduisait-elle pas par la force de choses un peu plus tard? A quelle point les scènes jouées par le miroir montraient-elles précisement l'avenir? Jusqu'où ?...
Les résultats furent formels : il était décidément possible de changer à volonté le cours des choses. A partir du moment où on avait assez de souffle pour retenir sa respiration.
Le miroir montrait scrupuleusement l'avenir. Il n'y avait aucun prix à payer. Il était même possible de sauver la vie de personnes.
Aucune catastrophe remarquable ne s'était abattu sur la région. Tout portait à croire qu'il n'y avait pas de contrepartie.
L'homme passa ainsi une grande partie de son temps à scruter l'avenir.
Mais, encore une fois, il finit par se lasser des prédictions et à ne plus utiliser le miroir que pour des occasions particulières. Connaître l'avenir proche enlevait à la vie une grande partie de son charme. Il décida d'en limiter les consultations.Or un jour, presque par hasard, il eût recours aux pouvoirs de l'artefact. Ce qui l'y découvrit le terrifia : il se surprit en train de se faire assassiner. Il prit aussitôt les mesures adéquates et survécut.
Mais le fait d'être passé à deux doigts de la mort marqua considérablement l'amant. Il aurait pu ne pas savoir; seul le hasard l'avait sauvé, à quoi bon les plaisirs de la vie si un spadassin y mettait un terme dans la nuit. Il ne surveillait pas assez le miroir.
C'est pourquoi, il décida de passer l'ensemble de son temps près de l'objet magique, reclus dans sa chambre. Ses apparitions publiques se raréfièrent considérablement, on le dit fou, puis on ne parla plus de lui.
A chaque fois qu'il usait de l'artefact, il n'obtenait plus qu'une seule et unique image : seul au milieu de la chambre, face au miroir, il se voyait en train de se regarder.
Et puis, un domestique finit par le trouver, assis en tailleur devant le miroir, les yeux fermés, mort.
Personne ne fut réellement surpris d'apprendre sa disparition. Pour la plupart, il avait déjà quitté ce monde depuis longtemps.
Désireux de voir trop loin dans son avenir, s'était-il étouffé en se perdant dans les abîmes d'un futur qui ne lui laissait entrevoir que la mort?
En se regardant, il avait regardé le miroir comme tous les matins, mais cette fois, il n'avait rien vu. Terrifié, il était remonté un peu moins loin dans son futur, et il avait cherché l'assassin. Mais il n'y en avait eu aucun : seulement lui-même en train de mourir devant le miroir...naturellement. Sans échappatoire possible.
Peut-être s'agissait-il au fond de la dernière tentative d'un homme qui face à l'imminence inacceptable de sa disparition, voulait voir si malgré tout, un peu loin derrière, il y avait un autre départ. Un suicide d'espoir.
Ou peut-être l'homme avait-il commis une simple erreur devenue fatale.
Alors qu'il retenait son souffle pour lire son avenir, il s'était soudainement mis à songer à son passé et à fermer les yeux. Les images des souvenirs s'étaient soudainement confondues avec celles de l'avenir, l'entrainant dans un tourbillon intérieur dont il est impossible de revenir.
Il avait fini par s'égarer dans des méandres où plus aucun présent n'était possible.